mardi 21 août 2018

Point final

    Raidissement de la nuque, crispation de la mâchoire, visage livide et lente décomposition. Quelques minutes avaient suffi pour que je traverse les mêmes étapes que le corps qui gisait à mes pieds.
    Là où je n'aurais dû voir qu'un cadavre, je voyais un homme. Sa joue reposait délicatement sur le parquet et ses yeux étaient encore grands ouverts. Il paraissait se questionner sur ses derniers instants, sur le moment où tout avait basculé. "Qu'est-ce qu'il s'est passé ?" lui murmurai-je. La séance de chamanisme improvisé fut interrompue par l'arrivée de M., mon coéquipier.
    "Merde, l'odeur..." lança-t-il en tirant le col de sa chemise à son nez. Ces mots m'ont arraché à ma torpeur et le brouillard s'est levé. Le drame est alors devenu un crime. Les objets sont redevenus des indices à examiner, de potentielles armes, des témoins silencieux du meurtre. J'entrepris de faire parler les meubles, les poignées de porte, la vieille moquette imbibée de sang. Appliquer les méthodes de la police scientifique alors que quelques instants plus tôt, on s'entretenait tranquillement avec un mort... Délicieux paradoxe.
    Ma respiration s'est calmée et seules mes mains, prises d'un léger tremblement, me trahissaient encore. L'atmosphère de cette scène de crime me ramenait inexplicablement au tout début de ma carrière, au premier homicide sur lequel j'étais intervenu. Une soudaine régression qui me faisait perdre mes moyens.

    Dix ans plus tôt, avant les habitudes, avant le masque, lorsque j'étais un bleu. Un meurtre à l'arme blanche.
    Tout paraissait trop simple, trop évident. Les indices concordaient, le déroulement des événements semblait limpide mais j'avais la désagréable sensation d'être manipulé. Comme une œuvre sous verre dans un musée, l'arme du crime était parfaitement disposée à côté du corps, couverte de sang et d'empreintes. Le coupable idéal était tout désigné, déjà recherché. Le destin me tirait par la manche mais mon intuition ne suivait pas.
    Il y avait bien sûr des explications possibles : l'improvisation, la précipitation, le choc pouvaient justifier l'absence de tentatives pour cacher les preuves. Mais tout cela paraissait trop gros pour être vrai. Les moindres détails qui suggéraient une incohérence me gardèrent éveillé des nuits entières. Je tentai des approches différentes, suspectai jusqu'au moindre figurant de cette histoire macabre. Jusqu'au jour où nous avons mis la main sur G.
    C'était toujours notre principal suspect et il était resté introuvable pendant une semaine. Contrairement à ce que l'on avait cru, il n'avait pas vraiment fui. Il vivait dans le recoin du parc le plus proche de chez lui, à l'abri des regards. Quand nous l'avons trouvé, il n'a opposé aucune résistance, n'a pas prononcé le moindre mot et a joint ses poignets pour qu'on lui passe les menottes, presque comme pour une prière.
   
Toutes mes théories se sont effondrées dès la première minute de l'interrogatoire. G. a lentement relevé la tête et est passé aux aveux immédiatement, sans même que je pose de questions. Il était devenu un homme gris, aux joues creusées et au regard vide. Rien à voir avec la photo de son dossier. Le papier glacé me dévoilait un jeune homme et je relevais les yeux sur un vieillard, pourtant à peine séparés par une dizaine de mois.
    Il n'y avait aucune passion dans ses propos et je percevais derrière chaque phrase une lassitude immense. Cet homme aurait pu se livrer à la police immédiatement après son crime. C'est ce qu'il avait fait, à sa façon. La signature du meurtre était une façon de se libérer d'un poids. Et la simplicité de cette scène de crime était finalement une faveur qu'il m'avait faite. Le message était simple : "Venez me chercher, je vous attends".

    Il n'y avait pas de regrets chez G. Il avait agi en parfaite connaissance de cause, poussé par une passion triste. Tout lui paraissait inéluctable, son chemin de vie était tracé jusqu'au bout. Derrière sa tristesse, je croyais voir comme une forme de sérénité. Ce destin terrible, il l'avait choisi.

    La main de M. sur mon épaule me ramena à la réalité.
"J'ai tout ce qu'il me faut, moi. On verra ce qu'en dit le Chauve, mais moi j'ai aucun doute."
    Ce nouveau surnom donné au médecin légiste m'arracha un sourire. L'absence de doutes chez M., c'est un grand classique. C'est tout ce qui m'inquiète et qui me rassure à la fois chez lui. Mais là où dix ans plus tôt, je ne l'avais pas écouté, cette fois-ci je sentais bien qu'il avait raison. Il fallait accepter l'évidence. Tout nous indiquait à nouveau la même direction, y compris le tueur lui-même...

   C'est l'espoir de pouvoir aider quelqu'un qui me fait me lever le matin, malgré le lot de merdes que charrie ce boulot. Je ne réponds qu'à des appels aux secours. Toujours, celui des victimes. Et parfois, celui des assassins.

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