vendredi 20 juillet 2012

Fragments d'une conversation souterraine

"Qu'est-ce que vous lisez ?"
C'est la voix d'un monsieur aux cheveux blancs qui me fait relever la tête. Il me sourit.
Je lui montre la couverture de mon livre et nous grimpons ensemble dans le métro.

"Ah je connais pas… et c'est bien ?
- Non pas terrible, à vrai dire.
- J'aime bien regarder ce que lisent les gens dans le métro. C'est devenu si rare, non ? Les gens ne lisent plus.
- … dans le métro, oui, c'est vrai.
- Tout le monde est accroché à son portable.
- La preuve, dis-je, lui désignant mon portable allumé.
- C'est quoi que vous avez là ?
- Un iphone.
- Ah oui, l'iphone. Moi j'ai un samsung, très bien. J'en avais un tout simple mais on m'a dit : "vous avez 8000 points, vous pouvez avoir celui-là gratuitement". Maintenant je peux avoir mes mails partout. Mais je savais même pas comment les supprimer, j'ai appris à les supprimer hier seulement. Tout ça me dépasse un peu.
- Oui, c'est pas forcément indispensable, ça dépend de l'usage qu'on en fait.
- Vous faites quoi dans la vie, vous ?
- De la vidéo, je suis cadreur-monteur.
- Ah de la vidéo. C'est difficile aujourd'hui d'avoir un métier. Et je sais pas si ça a beaucoup de sens, si c'est très utile… Avec les crises, l'environnement et la planète qui sont détruits à petit feu. Je crois qu'on risque plus aujourd'hui qu'avec la dernière guerre. Mais les gens ne s'en rendent pas compte, y'a pas de solidarité. Chacun reste dans son coin, sûr que tout va bien. Il y a 115 millions d'enfants qui dès l'âge de 5 ans vont travailler dans les mines ou les déchèteries. Mais ça tout le monde s'en fout. Ce sont comme nos esclaves mais ça n'intéresse personne.
- Je crois qu'on ne nous le rappelle pas assez, non plus.
- Oui mais regardez, la mairie de Paris fait une exposition sur la rafle des juifs qui a eu lieu à Paris, pour les cinquante ans… non pas pour les cinquante ans, c'est plutôt les soixante-dix ans d'ailleurs. Ça n'intéresse personne. Mon père est allé en camp de concentration. Et moi j'ai appris que j'avais échappé à Auschwitz 40 ans après, par le type qui a arrêté Papon d'ailleurs. Bon mais… vous descendez où ?
- Non ça va, j'ai le temps, je descends à Richelieu-drouot.
- Ah bon, moi je change à Concorde.

[…]

"Et ensuite j'ai fait l'Algérie, je suis parti. Quand j'ai vu la façon dont on était capable de traiter les gens là-bas… Soit-disant nous y allions pour aider les populations. Sur les six mois que j'ai passé en Algérie, je n'ai vu que deux personnes parlant français, un enfant et un vieil homme. Moi j'ai vu tout ce qui se passait là-bas, et j'étais avec des officiers qui étaient des professeurs et des instits. Moi j'étais sous-officier, bon. Et bien j'ai demandé à pouvoir écrire et envoyer en France une description de ce qui se passait. Ils ne m'ont jamais donné de papier ! Et maintenant aujourd'hui, ça n'intéresse plus personne.
Et c'est à la suite de ça que je me suis mis à la médecine et je suis devenu infirmier. C'est grâce à mon statut d'ancien combattant, on ne ferait plus ça aujourd'hui. Vous êtes de Paris ?
- Euh oui, enfin de la banlieue.
- Bon, le Docteur XXX m'a pris sous son aile à l'hôpital Lariboisière. Les patients me fuyaient parce que je n'avais pas eu de formation. Et ils avaient raison ! Bon. C'est à cet endroit que j'ai appris ce que c'était le mandarinat.
- Pardon, c'est quoi le mandarinat ?
- Le mandarinat c'est euh… c'est tous les patrons, les chefs qui se protègent entre eux, ceux qui pensent être l'élite.

Un SDF rentre dans le métro, le ventre bien rond.
"Lui voyez, il pourrait perdre vingt kilos. Ça, je peux vous dire qu'on a jamais vu ça à Dachau par exemple. Il ferait bien de maigrir d'ailleurs, parce que là, il fait du mal à son cœur, il va avoir de l'arthrose, etc."

Une fois le monologue du mendiant terminé, il s'adresse directement à lui :
"Si je peux vous donner un conseil, ce serait de faire un régime parce que là vous allez faire mal à votre cœur. Je peux vous le dire, je suis médecin.
- Oui, je sais mais je fais attention parce que je suis diabétique.
- Ah vous êtes diabétique, bah raison de plus !"

[…]

"Là je vais à un enterrement en fait. De quelqu'un que vous devez connaître, enfin plutôt sa fille. Camille… vous voyez ? La chanteuse. Bon bah c'est son père. Emporté en 3 mois par un cancer de la prostate. Des souffrances terribles. Là, je suis habillé pour la crémation."

Je le regarde à nouveau, il porte des baskets en mauvais état, un pantalon clair et une veste à deux boutons, comme celle d'un commandant de paquebot de croisière.

[…]

"Ma femme elle, elle enseignait l'électronique et puis elle a eu un accident au bras. Ensuite elle s'est mise à la médecine. Moi je n'avais pas le courage ni l'intelligence ; elle y est arrivée, elle. Elle est devenue médecin. Mais déjà à l'hôpital XXXX, tout le monde voulait sa peau. Elle, ce qu'elle voulait faire, c'était développer le service médical à domicile. Libération de lits d'hôpitaux, humanisation du traitement médical, des milliers d'emplois créés. Mais ils ne l'ont pas laissée faire.
- Excusez-moi mais Concorde, ce n'est pas là que vous descendez ?
- Ah oui !"
Je lui serre la main. Il commence à sortir du wagon mais reste au niveau des portes alors que la sonnerie retentit.

"… Ma femme s'est suicidé, après 24 ans de mariage. Ma famille est détruite."
Les portes se referment sur lui mais il parvient à sortir. Nous continuons à nous regarder et je lis sur ses lèvres "Au revoir."
Et je lui réponds, sans qu'aucun son ne sorte de ma bouche : "Au revoir".