lundi 27 septembre 2010

Tony Schellnegger


Quand Tony Shellnegger a frappé à ma porte, je n’ai pas été surpris. Dix ans nous avaient séparés mais j’avais toujours eu le sentiment qu’il reviendrait, un jour ou l’autre. Et ce jour était enfin arrivé. J’ai ouvert la porte, son imposante stature a pris toute la place. Il portait son haut-de-forme sur la tête et ce cadavre de cigogne dans les bras, comme un bébé. Il m’a dit de le suivre, alors je l’ai suivi. Après le village, nous avons gravi le sentier jusqu’au château d’eau, monté l’échelle branlante et puis nous nous sommes assis. La cigogne, il l’avait trouvée noire de suie, coincée dans un conduit qu’il ramonait, à Berlin. Pour une raison ou pour une autre, il l’avait nettoyée, et amenée directement chez moi. Le corps tout mou et sans vie du volatile m’a rappelé cette hiver passé ensemble à Vienne.

Nous devions avoir un peu plus de dix ans, et nous trainions aux alentours du Stadtpark. Un jour j’avais trouvé un moineau mort, du moins je le croyais, au pied de la statue de Strauss, tout mou et tout froid. Tony s’en était emparé comme un objet précieux et s’était mis à courir le long du Danube. Quand je le rattrapai enfin, il lançait l’oiseau en l’air, et celui-ci, au lieu de retomber comme une masse dans l’eau, s’était remis à voler, tout naturellement, comme s’il n’était jamais mort.

Depuis ce jour je prenais Tony pour une sorte de mage. Bien entendu, j’ai fini par me dire qu’il n’était pas vraiment mort, cet oiseau. Je l’avais cru, tout simplement. Mais mon impression concernant l’étrange pouvoir de Tony ne m’a jamais vraiment quittée. Assis au bord de ce château d’eau, côte à côte, nous avons parlé de tout et surtout de rien, de nos vies depuis ce terrible été 86. De ce qui nous avait séparés. Il allait bientôt démissionner. Trouvait qu’il avait passé l’âge de dénicher des cigognes dans des cheminées de bourgeois. Le soleil commençait à décliner à l’horizon, alors je l’ai invité à prendre une bière chez moi. Avant de redescendre, il a saisi la cigogne et l’a lancée en l’air.

dimanche 1 août 2010

"Vers un avenir prometteur"

La voiture de D. freine bruyamment devant l'immeuble et s'immobilise sur sa place de parking préférée.

« Celle avec mes initiales » lance-t-il en pointant du doigt le « GIG.GIC » marqué au sol.

À quelques pas de là, le cul posé par terre à côté du distributeur du Crédit Agricole, y'a toujours le même mec. Habillé tout en noir, le crâne rasé, si ce n'est pour une petite natte sale qui vient glisser le long de son cou. Un vrai punk à chien à l'ancienne, une espèce en voie de disparition. On le salue toujours, sans trop savoir pourquoi.
Notre rêve, à D. et moi, c'est de grimper l'échelle sociale. Passer du punk à chien à la pouffe à chihuahua. Et troquer la citrouille contre un carrosse.

Enfin, elle est pas née la fée qui transformera la 106 Kid de D. en merco.

On veut faire parler de nous, à tout prix. Le mieux qu'on ait fait jusqu'à présent, c'est un quart de colonne dans la page 16 du Parisien, quand on a gagné ce tournoi de foot en salle. C'était en 1997. L'âge d'or.
D. ne fumait pas encore, j'avais quinze kilos en moins. On voulait nos gueules sur les billets. Mais avec l'euro, les liasses de tune sont devenues anonymes, et on a compris que c'était foutu. Tu peux lutter contre Cézanne ou Saint-Exupéry, mais contre un pont, c'est tendu.

On traverse furtivement le hall de l'immeuble et son odeur de pisse, en esquivant les silhouettes qui traînent là. Toujours les mêmes mecs qui parviennent à survivre dans cette puanteur. D. a une théorie selon laquelle la pisse, c'est comme les pets. Quand t'en es l'auteur, ça pue toujours moins. Ça m'a jamais convaincu.

On grimpe les marches jusqu'au cinquième étage, et on rentre dans l'appart de D.
Il vit là en collocation avec trois mecs. Autant dire que l'enfer doit pas être très différent de cet appart.

Une déco à base de cannettes vides et de paquets de chips, fallait y penser.

« Faut que j'aille pisser.
- Les toilettes, ça sera dans le hall au rez-de-chaussée monsieur » me lance D. avant de laisser éclater son rire sonore.

Je verrouille la porte des chiottes, contrairement à ce que veut la tradition ici. Le bout de page 16 du Parisien trône sur le mur de gauche, dans un petit cadre. Jauni par le temps, il est de plus en plus difficile à déchiffrer. On s'en fout, on connaît l'article par cœur depuis longtemps.
D. n'a pas une seule photo de sa famille dans l'appart, mais le quart de page 16 est là. Notre trophée.

Un beau jour, on a compris qu'on ne deviendrait pas footballeurs pro. Recalés tous les deux à l'exam d'entrée au centre de formation. On était tellement énervés ce jour-là qu'on a inventé des insultes. On s'est détendu les nerfs sur deux-trois rétros de voiture.
Après ça, on était un peu paumés tous les deux. Les mois ont défilé sans qu'il ne se passe rien. On était en manque d'idées. On est retourné bosser sur le marché avec l'oncle de D.
Le destin nous avait collé une crampe, on savait pas comment prendre notre revanche.

« C'est reparti, bouge ton cul ! me lance D. depuis le salon.
- C'est bon, respire mon pote, j'arrive...»
J'ai cette mauvaise habitude de marmonner des réponses qui ne seront jamais entendues.

En ouvrant la porte, j'aperçois D. au fond du couloir avec un filet de ballons sur l'épaule.

« Tu vois, c'est ça la différence, mon pote. Jamais Guy Roux il oublierait des ballons dans son appart. Jamais.
- C'est toi Guy Roux, mon vieux, me répond-il en me tapant sur le ventre. Moi c'est plutôt Mourinho tu vois...
- Ouais ouais. On en reparlera le jour où on verra Mourinho en jogging adidas dans une 106 avec des sièges en jean. Là on parlera.
- Allez, on est en retard, bouge ! »

On entraine une petite équipe de quartier maintenant. L'idée nous est venue le jour où le petit frère de D. lui a passé un petit pont. J'ai épuisé ma réserve de vannes sur le niveau footballistique de D., puis je me suis assis à côté de lui et, après m'être calmé, je lui ai dit :
« Tu sais, ton frère est déjà meilleur que nous à la grande époque. Peut-être que lui arrivera à rentrer au centre. »
D. a vu que j'étais sérieux. Il m'avait regardé droit dans les yeux et avait juste dit :
« Faudrait l'aider. »

Deux mois après, on montait le Racing. Une petite équipe avec un maillot, un terrain et deux entrainements par semaine. Et même un écusson que D. a fièrement accroché dans sa 106.

Installé dans la caisse, j'allume l'auto-radio. Un sublime lecteur k7 auto-reverse, fleuron de la technologie moderne. La voix de Barry White fait aussitôt trembler les vitres. D. passe la première et on file.
« Vers un avenir prometteur ».
C'est pas moi qui le dis, c'est le Parisien.

vendredi 1 janvier 2010

Petit poème anonyme


Mère célibataire,

vie ordinaire.


Et les gants abandonnés

dans les métros, dans les cafés,

la font parfois pleurer.

Allez savoir pourquoi,

la font parfois pleurer.