lundi 19 janvier 2009

Roman de Gare

« Un trait, danger. Deux traits, sécurité », me lance R. avant de sniffer bruyamment son second rail de coke. Je ne peux m'empêcher de laisser échapper un petit rire que je regrette aussitôt. Il faudrait sans doute lui faire la morale, mais je n'en ai plus le courage.

R. traîne sa vie de spleen en spliff. Il fait des efforts pour esthétiser sa déprime.
Sans grand succès. Hier encore, il allumait son joint avec un cierge dans une cathédrale. J'en conviens, ça avait de la gueule. En revanche, s'effondrer lamentablement dans son vomi deux rues plus loin, ça manquait de panache.

R. a choisi de reprendre avec style sa déchéance éthylique. Moi, ça fait depuis longtemps que j'ai arrêté ces conneries. J'ai traversé les mêmes épreuves mais je m'en suis tiré. Cela dit, cette période a laissé des traces. Visibles, comme ces cernes qui ne me quittent plus. Et invisibles. Mes organes complotent contre moi, préparent un sale coup. Je le sais, je le sens. Depuis cette époque, j'espionne mon corps, redoute ses trahisons. Je reste inquiet, fasciné par son étrangeté, par tout ce qui se joue là dans mes entrailles. Un petit monde à part.

Et je sais que R. ne sortira pas indemne de tout cela, lui non plus. Mais qui suis-je pour lui faire la leçon ? J'avais refusé son aide à l'époque, et je sais qu'il est aussi orgueilleux que moi. Il s'en sortira seul ou il ne s'en sortira pas. De mon côté, je me contente de surveiller en silence.

Je continue de le suivre partout. Dans les ambiances édulcorées des clubs branchés, dans les odeurs de fin de soirée, dans les bars bondés. J'attends qu'il assume le désarroi, qu'il le regarde en face.

Ça ne sera pas pour ce soir. On aurait dû partir de cette soirée il y a cinq vodka-orange, et le regard de R. est de plus en plus vague. Je le vois vaciller et il vient tomber à quatre pattes, la tête au-dessus de mes pompes.

« Bon allez, stop. On rentre.
Nan... je cherche juste mes lentilles... »

Je ne sais plus si je dois le croire. Mais dans le doute, je lui saisis le bras pour le relever et l'entraîner en dehors de la salle.

« Te fous pas de ma gueule, t'as les yeux qui regardent à des kilomètres.
Parce que j'ai pas mes lentilles, connard ! »

Un direct dans le ventre m'envoie au tapis. Je m'effondre et ma joue vient atterrir sur le sol. Une sensation étrange m'envahit aussitôt. Mes organes n'en demandaient pas tant pour lancer leur putsch. Agité de spasmes violents, je recrache mes vodka-orange, presque aussi vite que je les avais avalées. Quand enfin mon corps se relâche, mon esprit divague. Ma conscience me chuchote que je ne suis qu'une petite puissance inférieure balayée par les vents contraires.

Je me retrouve dans la même situation que R. Il faudrait que je me relève, mais je n'arrive pas à trouver de raisons valables de le faire. De toute façon, je sais qu'un videur va en trouver pour moi d'ici peu. Le bordel a attiré l'attention et les gens s'affolent autour de moi. Je pourrais rester allongé au sol pendant des semaines, savourant mon K.O.

Une paire de bras m'empoigne et m'entraîne furieusement à travers les salles. En un instant, je suis éjecté dans la rue. Je retrouve un peu mes esprits grâce à la fraîcheur de la nuit. Où est passé R. ?

Ma joue me fait encore mal. En passant la main sur celle-ci, j'arrache au passage une petite poussière qui reste collée au bout de mon index. En l'observant de plus près, je m'aperçois qu'il s'agit d'un minuscule rouleau translucide. Un rouleau qui ressemble beaucoup à une lentille de contact. Du moins c'est ce que je préfère croire. Que je tiens au bout de mon doigt la preuve dérisoire qu'il reste de l'espoir.