jeudi 10 décembre 2009

Renaissance

Je réajuste soigneusement le col de ma veste avant de passer la porte du café. Toutes les chaises sont déjà retournées sur les tables et les derniers clients désertent l'endroit. M. m'attend au comptoir, avec ses soucis. Je m'approche d'elle en traversant les senteurs lourdes de la pièce obscure. À ses côtés, je me plonge dans le parfum plus léger de sa solitude. Je la salue et commande une boisson amère qui porte son nom. La création d'un serveur amoureux qui ne doit pas être bien loin.

Je lui effleure maladroitement la main, qu'elle retire aussitôt. Une dame. Je la complimente sur sa tenue, elle rougit mais ne dit mot. Une dame, vous dis-je.
Elle refuse les frugalités lorsqu'elle est tourmentée. Elle préfère boire du brandy et convoquer un ami pour se confier. Je suis souvent cet ami, malheureusement. Mes tentatives de séduction sont restées vaines et j'en suis réduit à ces entrevues furtives.

Son élégance est désarmante. Anachronique.
Ses paroles sont rares. Précieuses.

Elle repose doucement son verre sur le comptoir et me regarde droit dans les yeux.
Elle m'annonce qu'elle veut quitter le pays. Elle connaît trop de gens ici.
Elle a vu les paysages, elle a parcouru les musées, elle a lu les romans.
Elle a compris ce pays.

Je m'aperçois au fil de ses paroles qu'il ne s'agit pas d'un caprice. Elle a dû songer à ce départ depuis quelques temps. M. veut partir pour l'Inde. Elle est persuadée que cette terre sera propice à une renaissance. Le manque de spiritualité l'obsède depuis longtemps et elle a besoin de faire de nouvelle découvertes.
J'ai envie de lui interdire ce départ, de lui dire qu'elle ne peut pas m'abandonner ainsi. Mais ce serait égoïste et vain.

Le serveur nous annonce qu'il ferme et nous invite à sortir. Elle acquiesce, referme son long manteau et s'accroche à mon bras. Nous quittons le café pour rejoindre l'air vif de la nuit.

« Promets-moi de revenir dans quelques années. Du dépaysement, il y en aura encore ici. Il faudra que tu vois à quoi ressemble la Nouvelle France. »

Reste.

« - Peut-être... »

Reste.

Elle frissonne, me sert le bras un peu plus fort et me murmure :

« Partir. C'est terrifiant, tu sais. »

Mais je sais qu'elle est en train de sourire.

lundi 19 janvier 2009

Roman de Gare

« Un trait, danger. Deux traits, sécurité », me lance R. avant de sniffer bruyamment son second rail de coke. Je ne peux m'empêcher de laisser échapper un petit rire que je regrette aussitôt. Il faudrait sans doute lui faire la morale, mais je n'en ai plus le courage.

R. traîne sa vie de spleen en spliff. Il fait des efforts pour esthétiser sa déprime.
Sans grand succès. Hier encore, il allumait son joint avec un cierge dans une cathédrale. J'en conviens, ça avait de la gueule. En revanche, s'effondrer lamentablement dans son vomi deux rues plus loin, ça manquait de panache.

R. a choisi de reprendre avec style sa déchéance éthylique. Moi, ça fait depuis longtemps que j'ai arrêté ces conneries. J'ai traversé les mêmes épreuves mais je m'en suis tiré. Cela dit, cette période a laissé des traces. Visibles, comme ces cernes qui ne me quittent plus. Et invisibles. Mes organes complotent contre moi, préparent un sale coup. Je le sais, je le sens. Depuis cette époque, j'espionne mon corps, redoute ses trahisons. Je reste inquiet, fasciné par son étrangeté, par tout ce qui se joue là dans mes entrailles. Un petit monde à part.

Et je sais que R. ne sortira pas indemne de tout cela, lui non plus. Mais qui suis-je pour lui faire la leçon ? J'avais refusé son aide à l'époque, et je sais qu'il est aussi orgueilleux que moi. Il s'en sortira seul ou il ne s'en sortira pas. De mon côté, je me contente de surveiller en silence.

Je continue de le suivre partout. Dans les ambiances édulcorées des clubs branchés, dans les odeurs de fin de soirée, dans les bars bondés. J'attends qu'il assume le désarroi, qu'il le regarde en face.

Ça ne sera pas pour ce soir. On aurait dû partir de cette soirée il y a cinq vodka-orange, et le regard de R. est de plus en plus vague. Je le vois vaciller et il vient tomber à quatre pattes, la tête au-dessus de mes pompes.

« Bon allez, stop. On rentre.
Nan... je cherche juste mes lentilles... »

Je ne sais plus si je dois le croire. Mais dans le doute, je lui saisis le bras pour le relever et l'entraîner en dehors de la salle.

« Te fous pas de ma gueule, t'as les yeux qui regardent à des kilomètres.
Parce que j'ai pas mes lentilles, connard ! »

Un direct dans le ventre m'envoie au tapis. Je m'effondre et ma joue vient atterrir sur le sol. Une sensation étrange m'envahit aussitôt. Mes organes n'en demandaient pas tant pour lancer leur putsch. Agité de spasmes violents, je recrache mes vodka-orange, presque aussi vite que je les avais avalées. Quand enfin mon corps se relâche, mon esprit divague. Ma conscience me chuchote que je ne suis qu'une petite puissance inférieure balayée par les vents contraires.

Je me retrouve dans la même situation que R. Il faudrait que je me relève, mais je n'arrive pas à trouver de raisons valables de le faire. De toute façon, je sais qu'un videur va en trouver pour moi d'ici peu. Le bordel a attiré l'attention et les gens s'affolent autour de moi. Je pourrais rester allongé au sol pendant des semaines, savourant mon K.O.

Une paire de bras m'empoigne et m'entraîne furieusement à travers les salles. En un instant, je suis éjecté dans la rue. Je retrouve un peu mes esprits grâce à la fraîcheur de la nuit. Où est passé R. ?

Ma joue me fait encore mal. En passant la main sur celle-ci, j'arrache au passage une petite poussière qui reste collée au bout de mon index. En l'observant de plus près, je m'aperçois qu'il s'agit d'un minuscule rouleau translucide. Un rouleau qui ressemble beaucoup à une lentille de contact. Du moins c'est ce que je préfère croire. Que je tiens au bout de mon doigt la preuve dérisoire qu'il reste de l'espoir.