lundi 24 mars 2008

Ligne de fuite


En sortant de cours, j'ai décidé de ne pas rentrer chez moi. Je ne voulais pas voir mon père.
On risquait de s'engueuler. Je n'avais pas la force de l'affronter.
On risquait de se réconcilier. Je n'avais pas l'envie de pardonner.

Je suis monté dans le premier bus qui passait, simplement pour pouvoir coller mon front contre la fraîcheur de la vitre. Pour éviter de réfléchir, j'ai fait des petits dessins dans la buée. Mes empreintes digitales traçaient les contours de l'Afrique et je me suis perdu dans le songe d'un road-trip solitaire. Le terminus est venu mettre fin à ma rêverie. J'ai attendu que tout le monde soit descendu pour sortir. Et en regardant autour de moi, je me suis aperçu que je n'étais pas très loin de l'appart de S.

Quand j'ai sonné à sa porte, c'est sa mère qui est venue m'ouvrir.

"Ben qu'est-ce que tu fous là ? m'a-t-elle lancé.
- L'accueil, c'est de pire en pire ici..."

J'aime bien passer un moment avec elle avant d'aller retrouver S. dans sa chambre. La mère de S. a une vie de merde mais elle ne perd jamais son sourire. Et c'est la seule mère qui m'ait jamais appelé "ducon"... elle ne l'a fait qu'une fois, mais depuis l'anecdote revient souvent dans nos conversations. Cette fois-ci, elle a resurgi à propos de mon père...

"Lui aussi, il mériterait d'être appelé "ducon" une fois de temps en temps."

J'ai acquiescé.
Puis il y a eu ce petit silence étrange, que j'ai cassé en tapotant du bout des doigts sur la table. Je me suis levé et je suis allé au fond du couloir. La porte entrouverte laissait s'échapper quelques accords de guitare. Au début, quand S. venait d'avoir sa gratte, elle ne jouait que les jours de vague à l'âme. Le soir, je la retrouvais les doigts en sang. "Tu pourrais pas pleurer un bon coup... comme tout le monde..."

Mais depuis un ans, elle ne joue que les jours heureux. L'amour l'a rendue niaise, elle aussi...

"Salut.
- Ah tiens, qu'est-ce que tu fous là ?
- L'accueil, c'est de pire en pire, ici... Et puis tu ressembles de plus en plus à ta mère."

S. a haussé les épaules. Elle sait très bien que j'adore sa mère. J'ai chopé son ancienne chaise roulante, qui est pliée dans le coin derrière la porte. Elle est pleine de stickers de groupes de metal que S. déteste aujourd'hui. Etrangement, sa nouvelle chaise me fait penser un snowboard. Je me suis assis et j'ai pivoté pour me retrouver face à elle.

Elle m'a dévisagé avec ses grands yeux verts alors je me suis senti obligé de parler.

"Je peux dormir chez toi ce soir ?
- Euh ben y'a C. qui doit passer un peu plus tard en fait...
- Eh ben putain... vous vous lâchez plus tous les deux.
- Ouais, je suis en état de niaiserie avancée...
- Bon, tant pis alors..."

J'ai fait le con en soulevant les roulettes avant, pour faire comme si de rien n'était. Mais ça m'emmerdait de ne pas pouvoir rester.

Pendant longtemps, je me suis posé des questions sur S. Mais évidemment, c'est seulement quand elle m'a annoncé qu'elle sortait avec un autre que j'ai commencé à me dire que je l'aimais. Je me suis dit que ça aurait pu être simple. Que j'aurais pu être C.

J'aurais dû m'en douter le jour où je me suis demandé comment il fallait s'y prendre pour faire l'amour à une fille paralysée.

J'ai repensé à la phrase de Matthieu : "Si ton œil droit est occasion de péché, arrache-le et jette-le au loin". Et je me suis dit que si je restais plus longtemps, je risquais de dire des choses que je regretterais ensuite. Alors j'ai replié la chaise, je l'ai rangée dans le coin et j'ai dit au revoir.

Dès que j'ai refermé la porte, la mélodie des jours heureux a repris. Mais j'ai repensé avec nostalgie aux jours tristes et à ses doigts en sang.

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